“J’écris seulement si quelque chose me coule du cœur jusqu’aux mains.”
Christian Bobin
J’aime les mots, ils sont vivants. Ils ont une matière, une couleur, une énergie et trouver le mot juste est ma quête et ma joie. Je cherche une poétique du réel, un regard premier et vierge.
La littérature est un refuge pour moi depuis toujours et il me semble que des mots choisis avec soin peuvent transfigurer la vie.
Lire de la poésie intensifie ma perception de l’existence, renverse mon regard, vient frapper à la porte de ma tiédeur.
Comme cette fine lumière
Qui traverse ton regard
Les bleus, les violets amers
Du plus profond de ce noir
Rien n’est dit, tout se devine
La peine se mue en éclat
Et ces joues que l’eau ravine
Scintillent comme un hourra
J’aime la nuit comme une caresse
Quand l’ombre et le silence se posent sur la Terre, je pars marcher. Mes pas déplacent des cailloux, les bruits du jour s’éteignent, une effraie encore blanche s’élance devant moi…
Peu à peu la sérénité me gagne. Puis un bonheur immense. Et enfin un sentiment d’extase.
J’ai la chance d’être le seul être humain, ici, à cette période de l’Histoire, à goûter ce moment-là, précis. Les larmes me montent aux yeux accompagnées d’un sentiment de gratitude sans limite. Mon corps ne se restreint plus à son enveloppe charnelle, il s’élargit et s’étend bien plus loin. J’aime intensément chaque herbe, chaque fleur, chaque insecte, chaque poisson, chaque arbre de ce lieu ; et puis ce vent tiède, ces nuages violacés….
La lisière de la forêt noircie par le soir se détache sur un vert plus vraiment lumineux mais pas encore gris. Le chant fluide du ruisseau me caresse l’oreille comme un miracle. Je m’arrête dans la forêt, ses ténèbres me semblent hospitalières. Une multitude d’oiseaux s’exprime, les sons se détachent nettement, aucun bruit d’activité humaine ne vient les parasiter. Je suis mieux ici qu’à n’importe quel concert. Je pense à mes amis rassemblés sur les terrasses des restaurants. Je les aime mais pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs qu’ici.
Je fais partie d’un tout, je suis chez moi. Je ressens l’Être. Ce qui m’apparaît comme luxueux en temps normal me semble ici absurde. C’est ici que je suis reine, le luxe est là dans cette proximité avec le vivant.
Les dernières lueurs se reflètent dans l’étang, une brume fraîche chargée d’odeurs d’humus et de parfums de fleurs blanches m’enveloppe. La sensation me pénètre, traverse mon corps, véhiculée et amplifiée par mes profondes respirations. Je le reconnais ce parfum: des fragrances d’enfance et d’adolescence me reviennent.
Un claquement de queue dans l’eau me fait sursauter. J’observe l’onde qui s’écarte à partir du point de choc, le gris indigo de l’eau se souligne de cercles de lumière. Une courtilière émet sa stridulation ininterrompue, je rapproche mon oreille de l’herbe, la cherche sans parvenir à la distinguer.
Je rebrousse chemin, bombardée d’insectes et de chauve-souris, heureuse comme après une nuit d’amour.
Je parle en hésitant. Ma réalité est faite de sensations, d’odeurs, de sons, de couleurs et de pensées entremêlés. Mes sens sont traversés, sollicités, bousculés par une multitude d’expériences en transparence, fluidifiées puis diluées dans le mouvement du vent.
Comment saisir le mot pour exprimer un ensemble si complexe ? Faut-il trahir, caricaturer, réduire cette symphonie de l’indicible? Il me faudrait vomir un flot de couleurs disparates, ses nuances s’élevant en volume pour créer des sons et vibrations dilatant l’âme et tailladant le cœur, produisant eux-mêmes des odeurs d’une force évocatrice incomparable, cet ensemble évoluerait en une chorégraphie mi-fluide mi-saccade, sans logique prédéfinie. La question de l’incommunicabilité et de l’art comme issue !
La fiancée du feuillage
Je veux vivre tête nue sous ce ciel-là. Sous ce ciel lavé, majestueux, emporté… De l’impavide bleu ceruleum à l’anthracite violacé des fracas, déployant généreusement l’immense nuancier de ses humeurs.
Je veux voir mes cheveux blanchir comme les vallons scintillants de novembre, ma peau se raviner avec la terre brune des chemins, la croûte du pain et l’écorce du frêne; entrer dans le grand mystère du temps inexistant.
Je veux enchevêtrer mon ombre dans les taillis et les haies, acquérir la souplesse et l’entêtement de la ronce, la magie du lampyre; devenir réceptacle à chants d’oiseaux, vent et lumière.
Me draper de silence.
Être, sans autre forme d’explication.
Un autre jour d’automne, et son cœur se serre à cette pensée, il faisait un froid coupant au bord des étangs.
Marchant, parlant, elle découvrait dans ses mots une nature passionnée, une certaine grandeur d’âme malgré un discours ponctué çà et là de réflexions ridicules.
Il portait un jean déchiré aux genoux et retroussé aux chevilles, signes indiscutables de l’appartenance à la tranche des 15-25 ans. Et un blouson en jean fourré d’une peau de mouton synthétique. L’inadéquation entre la température et sa tenue était criante, risible, sexy. Elle lui parlait des cormorans et des bernaches, il regardait son cul.
Ce moment, avec sous les yeux la quintessence de l’Apollon, elle avait voulu se l’offrir. Elle avait voulu offrir à ses yeux lassés ce cadeau de perfection, de bouche ourlée et boudeuse, de chevelure drue insolente. Cette solide carrure adolescente, cette peau à lécher des yeux, ce bleu des yeux à s’arracher le cœur.
Les cygnes, la lumière qui scintillait sur l’étang, les herbes craquantes de gel, le ciel tranchant, tout était sauvage et cru comme sa bouche.
Aux amants absents
Vous qui remplissez mon corps de sperme, de sanglots et d’espoirs déçus, je me défais des liens que vous n’avez jamais tissés. Vos mains et langues savantes qui courent sur ma peau m’arrachent le cœur. Je raccompagne par la main ce feu qui brûle pour vous au sein de ma maison désertée.
Chimères d’union, zones de partages circonscrites, ponctuelles et non-prioritaires, assauts adolescents, je ne vous retiens pas non plus. Ce cri qui traverse mon corps, il déchire le bleu du ciel et change le parfum des fleurs en poison volatil.
C’est un filtre douloureux qui s’étend sur les paysages à mesure que ma substance vitale s’évapore. Ma joie s’éteint. Affolé, mon sexe frémissant, crémeux et contracté, tente de puiser de l’apaisement dans la terre. Alors, une fois de plus, je jette au feu les écharpes de caresses , les couronnes de fleurs, les danses rouges flamboyantes ; mon royaume n’est décidément pas de ce monde.